Christiane Taubira & Les Amazonies Spatiales

Capoeira Opera, en 3 mouvements

16 juin 2023
Hôtel Amazonia, 28, avenue du Général Charles de Gaulle, Cayenne
Par Lancelot Hamelin

« Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui.« 

Ethique et infini, Emmanuel Lévinas, 1982.

Nous sommes dans le hall de l’hôtel Amazonia, avenue du Général Charles de Gaulle, à Cayenne. Le micro capte des voix. C’est étrange de réécouter l’enregistrement pour retranscrire cet échange avec Christiane Taubira, car j’entends des paroles qui se sont dites, sans que j’en sois conscient. Des paroles sans visage, sans corps, sans contexte. On n’entend que ce qui entre dans le champ de notre attention, et on rate l’essentiel de ce qui se passe, de ce qui se dit, de ce qui arrive autour de nous : Tu dégages – Je suis chez moi – Tu dégages – Je suis chez moi – Tu dégages – Bonjour et bienvenue –

Christiane Taubira est arrivée en vélo, comme à son habitude et nous nous sommes installés sur les fauteuils en cuir placés à l’entrée, pour entrer de but en blanc dans l’échange. Bien sûr, il y a les yeux de Christiane Taubira, sombres et cerclés d’un bleu électrique, dont il faut détourner le regard afin de trouver la fréquence de sa pensée.

Au-delà du charme, les Créoles ont ce sens tactique de la beauté. La cordialité est un art dialectique plus qu’une politesse de convention, où l’avancée et le recul laissent à l’autre une place qui l’autorise à prendre une position d’adversaire, en lui laissant le choix de renoncer au combat. Le conflit ne fait pas peur, mais il peut se résoudre dans la danse autant que dans la bagarre, dont la différence n’est pas claire, ainsi que l’enseigne la capoeira.

Cet art martial né de la nécessité pour les esclaves de régler leurs conflits sans attirer l’attention du maître rappelle que les maîtres interdisaient les bagarres autant que les amours, et que la danse était devenue pour les esclaves une stratégie pour vivre librement ce qui fait l’être humain, ainsi persiste dans la culture des anciens esclaves ces inhibitions, mais aussi ces arts du mouvement.

<<< Mouvement 1 – Une histoire à dormir dehors

MOUVEMENT 2 : Dans la forêt, on ne fait pas le fou tout seul

Lancelot Hamelin : Nous sommes le 16 juin 2023, et le vol d’Ariane, le dernier vol du lanceur Ariane 5 auquel nous devions assister, a été annulé, ou du moins reporté. Nous sommes très déçus, bien sûr, car nous étions invités à le voir depuis un point de vue privilégié.

Mais hier soir, nous sommes allés sur la plage, vers quatre heures du matin, et nous avons eu la chance de voir venir pondre les tortues luth. Le projet m’agaçait un peu, je me disais pourquoi on n’irait pas voir les grenouilles, tant qu’on y est ? J’avais envie d’aller me coucher. Mais en fait, c’était bouleversant.

Sous la nuit étoilée, vraiment étoilée, comme on ne voit pas ça dans l’Hexagone, dans le bruit de la mer, les tortues émergent de l’écume. De grosses masses noires et lentes. Elles montent, c’est pénible pour elles, dans le sable. Elles s’installent, battent des nageoires. Et elles pondent. Elles soufflent. Et elles soufflent, ça sort de leur gorge, comme du fond du fond d’au-delà d’elles… De très loin. Elles ronflent comme des moteurs. Ça semble sortir du fond des âges. Et elles repartent, c’est toujours pénible, elles retournent dans leur monde. Nous en avons vu cinq ou six. C’était un vrai ballet de tortues luth. 

Et ce soir, voilà, le décollage de cette pauvre fusée est annulé… D’un côté, cela me laisse penser que, malgré tout, j’ai vu, j’ai vu ça… Cet autre décollage, celui des grosses bêtes venues d’ailleurs, car la mer… Un autre ailleurs pour l’être humain… 

Alors, vous, concernant la fusée, ce report, qu’est-ce que ça vous a fait ?

Christiane Taubira : C’est une vieille histoire, la fusée. C’est-à-dire que j’ai assisté à une quinzaine, une vingtaine de lancements, facile. Dans le lot, il y a eu des annulations, parfois des reports à 24h, parfois des reports à trois jours. C’est le fonctionnement normal. Alors, par ailleurs, la dimension symbolique de cet événement, c’est que c’est le dernier vol d’Ariane 5.

Pour moi, ça signifie quelque chose, parce que j’ai assisté au premier vol d’Ariane 5. Enfin, au vol de qualification qui a… qui a raté. Le vol du 4 juin 1996.

On a vu la fusée décoller et changer d’orientation, et puis exploser en plein ciel. Cela à cause d’une erreur humaine, concernant l’informatique. On n’avait pas changé le code de gestion des gyroscopes, qui fonctionnaient pour Ariane 4 mais pas pour le nouveau modèle. On avait aussi désactivé les systèmes de gestion de cette erreur. Ça arrive. 

Donc, c’est une expérience qui est très marquée dans ma mémoire. Le lanceur a été détruit après 37 secondes de vol. Et moi, j’avais embarqué des ados.

J’avais beaucoup bousculé le CSG, parce qu’ils m’avaient répondu dans un premier temps que pour un vol de qualification, ils ne prenaient pas d’invités, et j’avais… oui, je sais faire ça, faire la vie dure aux institutions.

Et donc, pour moi, c’est un souvenir qui est profond, car j’avais embarqué une quinzaine d’ados dans cette histoire. Mais je suis d’accord avec cette idée de s’interroger sur ce spectacle des tortues, qui nous ramène au lieu : nous sommes en Amazonie, et cette Amazonie, elle est partie du monde. Cette histoire commune avec les tortues luth nous relie au monde, comme d’autres événements que nous évoquions.

La plus grosse colonie de tortues luth au monde vient pondre en Guyane. Il n’y a pas beaucoup de sites comme cela dans le monde. Elles traversent je ne sais combien de milliers de kilomètres. Il y en a qui ont une puce, qui sont tracées. Alors, oui, la fusée, la tortue, c’est très beau…

*Silence, sa pensée se meut, cherche la faille qui pourrait se glisser dans son discours, dans son adhésion à l’idée qu’on lui propose.*

CT : Mais s’il vous plaît, n’en faites pas non plus des symboles. Parce qu’on nous a enfermé dans ça : des affiches avec la tortue et la fusée. Et nous, on n’existe plus.

LH : Je comprends cela, mais voilà, en réalité, sans symbolique, c’était bouleversant. Et je me demandais : les gens respectent ces bêtes, non ? Par exemple, est-ce que certains les mangent ?

CT : Il y a une tradition, notamment chez les Amérindiens, de manger les œufs de la tortue. Mais pour la chair de la tortue, il y a un interdit. Je pense que c’est principalement chez les créoles, mais je n’ai pas pensé à interroger chez les Bushi et les Amérindiens.

LH : Est-ce lié à l’interdit biblique, concernant les animaux aquatiques qui n’ont pas de nageoires ?

CT : Non, c’est lié à la lèpre. Je pense que c’est partiellement scientifique et culturel. Scientifique parce que je crois que les tortues, de la même façon que les tatous, qui sont de la même famille, sont des vecteurs. De la même façon que le moustique véhicule le paludisme, la tortue trimballe la lèpre. Et ça fait partie des interdits transmis culturellement. Il y a même des proverbes d’enseignement de la sagesse populaire, ce qu’on appelle en créole des dolo, qui traitent de ça, et qui disent que quand tu es dans une situation difficile, compliquée, alors on te conseille de prendre des risques. Là où tu en es, il ne faut plus calculer les risques.

LH : Il faut manger la tortue.

CT : Puisque tu es déjà à l’Acarouany – qui était une enclave du canton de Mana, au bord de la rivière du même nom, où on accueillait les lépreux, une maladie apportée par les colons et les esclaves – donc, le dolo dit que puisque tu es déjà dans l’Acarouany, tu peux bouffer la tortue. J’ai entendu ça toute mon enfance, sans comprendre, je savais juste que ça veut dire : ne nous emmerde pas, vas-y, plonge, quoi. Prends tous les risques.

LH : Cette citation me semble très politique, et cela fait transition avec la suite des questions que je voulais vous poser. Mais peut-être que le temps va nous manquer, c’est peut-être l’heure ? 

CT : L’heure sonnera, j’ai réservé une heure et demie.

LH : Alors, par rapport à ce dolo, à ce proverbe guyanais sur la chair de tortue et les lépreux, je repensais à ces gamins que nous avons vus avant-hier à la Case EnergiaPura, dans la cité Bonhomme, rue des immortelles.

Les enfants avaient produit des textes avec l’association du Labo des Histoires, et deux rappeurs, Hattone Bakara et Borowsky. Ensuite, ils ont fait, sous la direction du maître des lieux, Gato Preto, une démonstration de capoeira.

La soirée était très émouvante, bien sûr, mais j’ai aussi été très intéressé de comprendre que cet art martial était le résultat d’une stratégie des esclaves pour régler leurs conflits en camouflant le pugilat aux yeux du maître, sous la forme d’une danse.

Cela me semble parler profondément de la politique, de la politique menée lorsque « foutu pour foutu, mange de la tortue ».

Je me demandais si vous pouviez partager avec nous quelques scènes de la vie politique dans l’histoire de la Guyane… Politique au sens le plus large… Ces situations qui, dans la vie d’une communauté, impliquent le courage d’un engagement pour le collectif mais aussi la mise en œuvre de l’art de la parole, du langage, oral ou écrit.

Quand le message, c’est l’action… Quelles histoires de la vie politique des peuples qui vivent et luttent sur ce territoire pourrait-on transmettre à ces enfants ? Vous voyez de quoi je veux parler ?

CT : Oui, je vois la question… Sauf que…

*Son attention est attirée par quelqu’un qui se tient au comptoir de l’hôtel.*

Ça va ?, demande-t-elle à quelqu’un.

Elle lui dit :

 Je sentais que le regard était tourné par ici et je suis myope. Bonjour.

Elle revient vers moi.

Moi, je crois que pour la Guyane, comme pour toute communauté qui est instable, alors instable… C’est-à-dire, notre communauté a ses fondements, son socle. Et son instabilité vient du fait que la société est constamment en mouvement, il y a du monde qui arrive de partout et dans n’importe quelles conditions, des arrivées et des implantations qui ont été organisées, encadrées, dans le cadre de stratégies de division. C’est le cas des Hmongs, c’est le cas des Réunionnais, c’est le cas des Malgaches, c’est l’État, pour ne pas le nommer, qui a organisé leur installation, et souvent pour de très mauvaises raisons…

Mais pour que ces implantations fonctionnent, pour qu’ils ne défassent pas le commun de la communauté, et c’est cela mon souci, pas de déplorer ou d’accuser : il faut que les gens sachent où ils sont arrivés.

C’est ça qui rejoint votre question. Qu’est-ce qu’on doit transmettre aux habitants de cette société, pour éviter qu’elle ne se découse ?

Nous, on leur transmet l’histoire de ce pays. Et l’histoire de ce lieu est belle. C’est une histoire de solidarité en permanence. D’abord parce que, le milieu forestier, il faut le connaître. On ne fait pas le fou tout seul. C’est de la solidarité parce que c’est une histoire douloureuse. C’est une histoire des conquêtes coloniales.

Les Amérindiens, on sait qu’ils ont reflué à l’intérieur du territoire, on sait qu’ils ont été mis en esclavage, même ici. L’arrivée des bateaux négriers, c’est une histoire de solidarité parce que même au cœur des pires situations, il y en a toujours qui protestent. Même si c’est 1 %. Il y en a toujours qui vont chercher des complices, des personnes avec qui se battre ensemble ou s’en aller ensemble, ou des personnes qui peuvent les aider à se dissimuler.

À toutes les époques, on trouve des histoires de solidarité. Il y a des communautés de Marrons qui ont vécu plus de 50 ans dans la forêt, alors qu’il y a des groupes armés chargés de les traquer.

S’il n’y a pas de solidarité, ils ne peuvent pas survivre. Et on a des témoignages de ça. Et cela, ce sont des scènes de la vie politique. Je pense à ces jeunes soldats français, qui sont envoyés au XVIIIe siècle, pour faire la chasse aux marrons.

Je pense à une série de lettres d’un soldat qui écrit à sa sœur. Et il raconte comment ils ont l’air d’une bande de cons. Ils n’arrivent pas à entrer dans la forêt, ils n’arrivent pas à approcher des révoltés, alors qu’ils connaissent le nom du chef des Marrons.

Ils parlent de Simon, ils parlent de Jérôme aussi. Il dit : « Ce vieux-là, il connaît la forêt mieux que nous, il nous trompe, il met des pièges, des leurres, donc on s’oriente dans un endroit alors que la communauté est dans un autre sens. »

Il écrit à sa sœur, il n’a aucune raison d’inventer. Il y a des tas d’histoires de solidarité.

On sait aussi que la première occurrence du créole écrit, et là, c’est une deuxième histoire, parce que le créole est la langue utilisée par les Amérindiens, fabriquée ensemble, d’ailleurs avec le maître y compris, parce qu’il faut communiquer avec le maître, la première occurrence du créole écrit, donc, c’est établi par les archives, c’est un billet écrit qu’un Amérindien apporte d’un groupe de Marrons à un autre groupe de Marrons, pour donner des nouvelles du littoral.

Donc sur l’État et sur le prêtre… Un chef marron informe un autre chef que les Portugais ont débarqué, ou ce que le prêtre a fait, ou que le gouverneur a pris telle ou telle décision. De l’information circule.

Car celui qui est témoin sait que cela peut concerner celui qui est là-bas. Voilà.

LH : La mémoire, comment ça se fait, comment ça se défait, comment c’est manipulé et comment ça résiste…

CT : Qu’est-ce qui soude les camps ? Lorsque dans un camp, vous avez le combat pour la liberté – la liberté, c’est le combat absolu. Quand vous êtes esclave. Après, on peut voir comment on mange, est-ce que mon voisin est mieux logé que moi…

Quand je suis considéré comme un meuble — c’est écrit dans un texte de loi — comment je leur fais comprendre que je suis une personne et pas un meuble. Quand on est dans ça, on est dans l’absolu, et qu’on voit que dans ce camps-là, ce n’est pas une question de couleur… On porte ensemble, et c’est ça qu’il faut faire remonter. Il y a des tas d’histoires.

LH : L’histoire tisse. Le processus de cette histoire est-il connu ?

CT : C’est oublié. Ce sont des histoires que je connais parce que j’ai lues dans des trucs que personne ne lit.

LH : Mais il y a de la matière.

CT : Oui, il y a de la matière. Ce sont des choses que, moi, j’ai lues. Je ne les ai pas apprises autrement. Il y a très peu de tradition orale, justement, du point de vue de l’histoire.

Il y a de la tradition orale sur la gastronomie, sur les danses, sur les musiques, sur les noms de lieu, sur des légendes, des explications du monde, mais le paradoxe, qui n’est pas un paradoxe, qui est le résultat de la politique coloniale, c’est qu’à la fin, aujourd’hui, il y a très peu de tradition orale sur l’histoire.

Et cela pour deux raisons : à l’abolition, tous les gouverneurs avaient la consigne de donner la consigne : « On oublie tout », c’est fini, on oublie tout. Et, évidemment, les descendants d’esclaves avaient très envie de tout oublier. Donc, il y avait une convergence d’intérêt

LH : C’est une belle scène pour un prologue. La rencontre de deux nécessités d’oublier.

Fin du deuxième mouvement.
>>> Episode 3 – Un conseil des ministres dans la jungle