Entretien avec Claudie Haigneré — 1ère partie

Épisode 1 : Boire l’eau de la Lune

Elle est la première femme française et européenne à être allée dans l’espace dès 1996. Et c’est avec une grande joie que nous vous annonçons que Claudie Haigneré, spationaute et ancienne Ministre de la Recherche, a accepté de rejoindre Amazonies Spatiales en tant que pilote navigatrice et figure tutélaire du projet.

Découvrez aujourd’hui la première partie de son interview-fleuve menée d’une main de maître par Lancelot Hamelin, romancier, artiste associé et coordinateur d’Amazonies Spatiales. Encore merci à lui pour l’échange passionnant qui suit, ainsi qu’à Benjamin Perrin pour son travail d’édition.

Bonne lecture à vous !

L.H : Bonjour Claudie Haigneré, vous me recevez ? C’est étrange cette situation de visio… Ça m’évoque 2001, L’Odyssée de l’espace, que j’ai découvert dans les années 80. Dire que Kubrick nous imaginait faire tourner le cadran de ces gros téléphones gris avec leurs fils entortillés… Je repense à cette scène où Heywood Floyd [incarné par William Sylvester] parle avec son fils via un écran vidéo. Tout cela me semblait d’une audace folle pour l’époque… C’est d’ailleurs ce qui fait la dimension bouleversante de ce moment bien réel où vous, Claudie Haigneré, saluez votre petite fille en vidéotransmission à votre arrivée sur la station ISS en 2001 — en lui montrant le nounours qu’elle vous a confiée. 2001 oblige, difficile de ne pas penser à cette fameuse scène du film de Kubrick… L’espace, où vous êtes allée pour la première fois en 1996, est pour la plupart d’entre nous le lieu de tous les imaginaires. Mais pour vous qui l’avez vécu, ce n’est qu’un autre endroit du monde, avec ses propres conditions matérielles que vous avez dû affronter. Quel rôle la fiction et l’imaginaire ont joué dans votre travail, dans votre carrière ?

C.H : Pour moi, le déclic n’a pas trouvé racine dans l’imaginaire mais dans le réel. J’avais douze ans au moment des premiers pas de l’homme sur la lune. C’était la réalisation de quelque chose qui semblait impossible à l’époque. Toute l’humanité était fascinée par ce moment. Quant à ma première entrée dans la fiction, c’était un livre de Lucien de Samosate que ma prof de grec nous faisait lire. C’était juste avant le pas de Neil Armstrong et j’avais été passionnée par la découverte de ces mots nouveaux — en particulier la présence des Sélénites. D’ailleurs, je me demandais dans quelle langue on pourrait bien leur parler, aux Sélénites.

Par la suite, j’ai beaucoup lu de romans d’aventures, notamment ceux de Jules Verne. J’ai été une enfant avec un imaginaire nourri par ses lectures. Mais ce n’est pas la fiction qui a déclenché mon désir d’exploration : c’est un événement dans lequel l’imaginaire devenait réel. Certaines choses que l’on pense irréalisables, irréalistes, peuvent être amenées à devenir des réalités. Alors à douze ans, je me suis dit : pourquoi pas ?

C’est après ce fameux mois de juillet 1969 que je me suis intéressée à des auteurs comme Isaac Asimov. Et pour moi aussi il y a eu 2001, l’Odyssée de l’espace, que j’ai regardé très jeune et que j’ai revu au moins dix fois depuis. Le hasard fait que je suis allée sur la Station spatiale internationale (ISS) en 2001. D’ailleurs, ce n’était pas du tout comme dans le film : on n’en était pas là. Contrairement à ce qu’avait représenté Kubrick, l’ISS n’en était qu’au tout début de sa construction.

L.H : Ce que vous racontez est fascinant : naître à un moment où ce qui semblait impossible pendant des millénaires devenait soudain réel pour une petite fille de douze ans : un homme marche sur la lune. On a beaucoup entendu parler de l’effet de de voir la Terre depuis l’espace, de comment ça a dû comme ça aurait dû — modifier les conceptions humaines, par analogie avec la découverte de l’Amérique par les Européens à la Renaissance, ce qui a suscité une ouverture paradigmatique.

C.H : J’insiste sur cette importance du déclic, qui nous amène à avoir l’audace de nous lancer dans quelque chose. Comment se forger un parcours transformatif par rapport à une vie classique ? C’est à ce moment qu’on tire de l’imaginaire une audace à réaliser. C’est ce que j’ai ressenti quand j’étais enfant.

L. H : De mon côté, quand j’étais enfant dans les années 70, les petits garçons voulaient être pompiers, pilotes ou astronautes. Pour vous en tant que petite fille, ça n’a pas pu se jouer comme ça. Pourtant, aujourd’hui un certain nombre de grandes figures me viennent à l’esprit : Sophie Adenot, Christina Koch, Valentina Terechkova, Anousheh Ansari, ces quatre femmes mathématiciennes derrière les débuts du programme spatial américain, mais aussi Dorothy Vaughan, Katherine Johnson, Mary Jackson, Christine Darden… Mais pour la petite fille que vous étiez en 1969, il n’y avait pas de modèle qui puisse vous laisser rêver voire envisager de devenir spationaute… D’ailleurs, l’idée de devenir une spationaute vous avait-elle déjà traversé l’esprit au moins une fois à l’âge de douze ans ?

C.H : Effectivement, ça ne s’est pas passé comme ça. On n’avait pas ces modèles et c’est d’ailleurs un peu triste, dans le sens où on ne pouvait pas s’identifier à ces héroïnes à l’époque. Mais ce n’est pas seulement parce qu’on veut marcher dans les pas de quelqu’un qu’on va avoir le destin que l’on s’imagine. Et en cela, je n’étais pas intéressée concrètement par la carrière d’astronaute — notamment parce qu’il n’y avait pas d’école d’astronaute, ni même d’appel à candidatures en France ou en Europe. Reste que j’avais envie de chercher, de participer à des aventures qui me dépassent, et qui concernent l’humanité entière. Pour moi, l’aventure, elle était là. Enfin, mes perspectives ont changé avec cet appel à candidatures du Centre national d’études spatiales (CNES) en 1985. En ce sens, l’opportunité de contribuer à l’aventure spatiale s’est présentée à moi comme un hasard.

Ce qui m’a fait m’engager, ce n’est donc pas l’existence préalable de modèles qui allaient m’encourager à marcher dans leurs pas. C’était ce désir de participer à cette aventure-là qui était tapie dans mon imaginaire et mes rêves d’enfant, et notamment à partir de ce que j’étais à l’époque : à savoir médecin, avec une composante importante de recherche. Cet appel à candidatures sollicitait des experts pour mener à bien des programmes scientifiques. Ça correspondait à la fois à mes imaginaires foisonnants, ainsi qu’à la réalité de ce que j’étais à ce moment. Sans compter que j’étais très sportive, bonne camarade et facétieuse. Je savais que j’avais des forces à apporter à cette aventure. Pour moi, candidater était une évidence.

L.H : Vous êtes donc devenue la première femme française eu européenne à être allée dans l’espace. Et tout est parti de cette passion pour la recherche, pour le savoir, de ce désir de participer à une aventure collective, une entreprise qui concerne l’humanité toute entière, une exploration de mondes inconnus.

C.H : La plupart des chercheurs sont des explorateurs, et notamment des explorateurs intellectuels. Bien sûr, cela demande aussi des compétences physiques, mais pas seulement. Car il faut également s’engager et être à l’aise avec le fait de se mettre en danger.

L.H : Une fois que vous êtes dans la station spatiale, une fois que vous avez maîtrisé les mouvements, la tête en bas, les visions splendides par le hublot, le ciel constellé, la courbure de la terre et les sinuosités de l’Amazone, vous, ce que vous faites, c’est donc essentiellement de la recherche ?

C.H : J’ai fait des missions de courte durée. Cela représentait effectivement à peu près 120% de mon temps de travail, avec de la recherche scientifique donc, mais aussi le déploiement de protocoles expérimentaux.

L.H : La question de l’imaginaire qui a commencé notre entretien me laisse penser que votre volonté de devenir spationaute ne venait pas d’une recherche de jouissance associée au fait d’avoir sa combinaison spatiale et d’aller dans l’espace. Il n’était donc pas question pour vous de « faire » l’astronaute. Votre désir de recherche, de savoir, était plus fort.

C.H : Il ne faut pas non plus reconstruire et idéaliser. Car il y a quand même une certaine forme de jouissance. Je suis médecin rhumatologue, c’est-à-dire que je m’occupe du fonctionnement du corps, je suis spécialiste de médecine sportive, de physiologie sportive. J’ai eu une immense joie à tester mes propres capacités d’adaptation dans cet environnement en microgravité, avec un corps complètement relâché, avec l’absence de poids et de contrainte. Cet aspect très physique et très sensoriel, c’est de l’ordre du plaisir. Je le disais plus tôt : pour moi, un explorateur n’est pas seulement dans une démarche intellectuelle. C’est aussi un corps engagé, une personne avec une enveloppe charnelle, une expérience personnelle et perceptive, ainsi qu’une façon d’appréhender les situations extra-ordinaires.

L.H : Vous étiez la femme de la situation : la bonne personne au bon endroit pour affronter ce réel de l’exploration. La notion de risque vous a-t-elle attirée dans cette aventure ?

C.H : J’avais surtout peur de ne pas avoir suffisamment de compétences. C’est évidemment très utile d’être médecin, mais il faut aussi apprendre à penser comme un ingénieur. Et pour cause : on devient un opérateur de systèmes (très) complexes. Ce qui était intéressant, c’était de devoir mettre en œuvre cette analyse assez large et globale des risques, puis à partir de l’analyse, de s’entraîner à maîtriser ces risques et agir au sein d’un équipage aux compétences diverses. Le travail de prospective, c’est donc apprendre à se représenter les opportunités, les risques, ainsi que la façon de les gérer, de les maîtriser, et bien sûr de les anticiper.

L.H : Ça marque un certain contraste avec ce discours des astronautes des origines type L’Étoffe des Héros, avec ce côté risque-tout, casse-cou, cow-boy de l’espace.

C.H : C’est peut-être ça la différence entre la vie des pionniers et celle des astronautes professionnels. Personnellement, j’estime faire partie de la seconde catégorie. Pour mon premier vol en 1996, je suis partie dans une fusée Soyouz qui avait été tirée 1700 fois sans aucun problème avant que je ne m’installe dans la capsule. Honnêtement, ça change tout. Car on est dans l’analyse des risques et leur maîtrise, avec la confiance qui prend une place centrale. Bien sûr, le risque zéro n’existe pas. Mais quelle que soit la situation exceptionnelle dans laquelle on se trouvait, en particulier avec le système avec lequel j’ai volé, je n’avais pas la même expérience qu’un pionnier.

Les pilotes d’essai quant à eux, travaillent en dehors du domaine de sécurité. Ce n’est pas le cas pour les astronautes professionnels. D’ailleurs, ce qu’on appelle « domaine de sécurité » est très contraignant pour les industriels qui fabriquent les fusées, les capsules, les boucliers thermiques, ou encore les systèmes d’automatisme redondants. La sécurité, c’est le point principal. Je pense qu’aucune agence ne s’engagera à exécuter un voyage martien dans les dix prochaines années, pour la simple et bonne raison qu’on n’est pas en capacité d’assurer la sécurité. En 1969, le premier vol sur la Lune est lancé en dépit de tous les critères qui régissent actuellement les programmes. Il n’y avait jamais eu par exemple de retour d’échantillons de la Lune.

L.H : Que pensez-vous du fait que tout cela soit aussi précautionneux ? Car on pourrait très bien se dire que le poids des assurances et des principes de précaution est excessif. Ne faudrait-il pas forcer le destin ? Est-ce que ça vous a déjà traversé l’esprit de vous dire « allons-y ! » malgré les risques ? Et si ce n’est pas le cas, y a-t-il des aventuriers qui l’envisagent ?

C.H : La différence se situe entre l’aventure individuelle, qui n’engage que soi, et l’aventure collective, qui concerne ses collègues, les politiques, les agences et les équipes au sol, avec un objectif commun de réussite. Moi ce qui m’intéresse, c’est l’aventure collective, avec des agents humains, des scientifiques, des ingénieurs, des industriels. À côté de ça, il y a des navigateurs qui partent seuls, à la rame, pour traverser l’Atlantique, et ce sans aucune communication. Là, c’est clair qu’il y a des risques et qu’ils les ont assumés individuellement. Quant à Elon Musk, les visions qu’il propose sont de l’ordre de la science-fiction, avec un imaginaire qui n’est ni le plus réaliste, ni le plus rassurant, ni même le plus acceptable éthiquement parlant.

L.H : L’absence de modèle féminin à l’époque n’a pas empêché votre parcours. Mais le caractère viriliste de la « conquête » spatiale a longtemps teinté tout l’imaginaire autour de l’exploration spatiale. J’imagine que ça a dû avoir un certain impact sur vous, pour qui la véritable aventure est plutôt de l’ordre de la recherche, voire de l’aventure intérieure.

C.H : Si vous prenez le film La Femme sur la Lune, réalisé par Fritz Lang en 1929, il y a quand même un prisme d’analyse intéressant dans le fait que la mythologie de l’exploration de la Lune a été inauguré au cinéma par ce mythe.

L.H : Oui, c’est magnifique! Une femme sur la Lune, c’est l’angle mort de l’inconscient de l’exploration spatiale. Avez-vous un regret de ne pas y être allée vous-même ?

C.H : Oui, forcément. Après, je viens de consacrer les dix dernières années à travailler avec l’Agence spatiale européenne sur les infrastructures d’habitation permanente sur la Lune.

L.H : Alors d’une certaine façon, on peut dire que vous l’avez explorée. À ce sujet, l’astrophysicien Ludovic Petitdemange me disait que les infrastructures de la Lune devraient être souterraines pour faire face aux bombardements de radioactivité.

C.H : Ça fait partie des options. La lune a eu une activité volcanique, avec des tubes de lave qui ont creusé des cavernes. Celles-ci pourraient faciliter l’installation d’infrastructures. On imagine également des infrastructures semi-enterrées, ainsi que des infrastructures en surface que nous n’écartons pas pour autant. Il y a plein de propositions issues de l’industrie, mais aussi de start-ups qui étudient la question. Se protéger des radiations est évidemment un sujet important. Car en orbite basse, on est protégés par la magnétosphère terrestre. Mais dès qu’on en sort, sur la Lune, sur Mars, on rencontre des problèmes physiologiques pour lesquels on n’a pas de solution. On ne connaît pas les conséquences à court et long terme de l’exposition du corps humain à des radiations liées au soleil ou aux radiations du fond cosmique. Nous ne sommes pas faits pour vivre cela. D’ailleurs, une éruption solaire serait un des cas potentiels d’évacuation de la station spatiale. Aujourd’hui, on n’a pas encore de moyens de protection, ni pour les hommes ni pour les vaisseaux, ou de médicaments contre ça.

L.H : Oui, le plomb n’est pas une solution.

C.H : Tout d’abord, le plomb c’est lourd. Et puis, les radiations primaires qui frappent les parois métalliques dégagent des radiations secondaires qu’on ne maîtrise pas. C’est un problème très complexe à résoudre. Reste que l’eau pourrait éventuellement constituer une protection conséquente. D’ailleurs, il y en a sur la lune, dans des couches assez profondes. Et c’est justement à ces endroits que les habitats souterrains pourraient être implantés.

Car on ne va pas amener des cargos de fret sur la Lune toutes les semaines pour s’approvisionner en eau. Ni même tous les deux mois comme c’est le cas aujourd’hui pour la station spatiale. C’est pour cette raison que les choix de construction des infrastructures sont au niveau des pôles, en particulier le pôle sud de la lune — car c’est là que se trouvent les glaces d’eau.

À l’avenir, il nous faudra trouver comment extraire l’eau de ces glaces d’eau, mais aussi comment en tirer hydrogène et oxygène par électrolyse ou d’autres processus. On utilisera cette eau comme ressource vitale ou comme carburant potentiel. Reste qu’on sera dans une situation de ressources limitées. L’objectif scientifique ultime est de découvrir des traces d’une vie passée. Pas sur la lune bien sûr, il n’y a pas eu de Sélénites. Mais peut-être sur Mars, là où il y a eu eau et atmosphère ?

L.H : D’ailleurs, personne n’a jamais goûté cette eau extra-terrestre ?

C.H : Aucun humain, non. Par ailleurs, je ne suis pas sûre qu’on ait ramené de l’eau extra-terrestre. Juste de la poussière lunaire et des roches. Dans le cas des comètes ou des météorites qui traversent l’atmosphère, l’eau est très vite vaporisée. Après, il faut se dire que c’est potentiellement l’origine de l’eau de nos mers et de nos océans. Mais si l’eau terrestre viendrait d’ailleurs, le goût de l’eau lunaire reste un mystère.

À suivre dans l’épisode 2