Nourrir les imaginaires spatiaux de demain

Quinze auteurs et autrices d’horizons littéraires différents. Cinquante scientifiques et artistes adeptes de l’univers spatial. Quatre mois de résidence d’écriture prospective. Une communauté ouverte autour du projet. Un livre à paraître courant 2024. Une date d’ancrage pour les récits à écrire : 2075.

Amazonies Spatiales, c’est tout ça à la fois.


Quelques jours après la révélation des soixante-cinq personnalités qui composent la première promotion de la résidence, il était temps pour les auteur·rice·s et expert·e·s de démarrer leur collaboration. L’objectif est double : pour les plumes, c’est l’heure de s’inspirer voire de confronter leurs premières idées à l’épreuve de la vraisemblance – que ce soit sur le volet technologique, géopolitique, éthique, et bien sûr écologique. Du côté des scientifiques, cette rencontre représente une opportunité unique de confronter leurs regards experts aux imaginaires féconds des auteurs et autrices.

Au programme de cette première semaine d’immersion : des ateliers prospectifs, des rencontres littéraires et scientifiques façon “speed-meeting”, et plusieurs tables rondes et conférences pointues pour nourrir les récits à venir. La programmation de la semaine est restée fidèle à l’éclectisme de la résidence, entre géopolitique du spatial et nouveaux modes de gouvernance, en passant par des sujets comme le renoncement, le new space et le facteur humain dans des conditions extrêmes.

Voici un avant-goût des enjeux et dilemmes auxquels les résident·e·s d’Amazonies Spatiales vont se retrouver confronté·e·s dans la construction de leurs récits.


Dépasser les imaginaires spatiaux du passé

« L’espace n’est pas un nouveau territoire. »

Isabelle Sourbès-Verger, géographe et directrice de recherche au CNRS

Guerre Froide oblige, il est difficile de dissocier l’aventure spatiale du XXème siècle de l’affrontement entre deux blocs ennemis. Et pour cause : aucune industrie n’arrive à la cheville du spatial quand il s’agit de cristalliser la rivalité entre URSS et États-Unis. Reste que pour imaginer de nouveaux récits spatiaux à horizon 2075, la seule dimension militaire n’est ni suffisante ni pertinente.

Pour Isabelle Sourbès-Verger, géographe et directrice de recherche au CNRS, l’espace a trop longtemps été un lieu de projection banalisé des ambitions terrestres. Pour les États-Unis, l’URSS et plus récemment la Chine, il constitue une scène idéale pour symboliser la puissance d’un projet de société. La chercheuse a encouragé les auteur·rice·s à sortir du prisme occidental, ainsi qu’à étendre leur périmètre de réflexion à l’étude d’industries spatiales émergentes : de l’Inde au Brésil, en passant par le continent africain.

L’autre héritage du XXème siècle à dépasser de toute urgence, c’est cette place prépondérante qu’a trop longtemps pris la conquête – et même la colonisation – dans les imaginaires spatiaux. C’est un devoir d’autant plus crucial pour l’Europe, comme l’a souligné l’ancienne Garde des Sceaux Christiane Taubira, rappelant au passage que l’implantation du centre spatial de Kourou aura toujours une résonance particulière pour la population guyanaise. L’exploration spatiale oui, mais à quel prix ?

Car au-delà de la dimension historique et géopolitique, c’est une question qui se pose également sur le volet moral et éthique. A-t-on le droit de terraformer Mars ? Comment justifier les missions lunaires auprès des populations qui considèrent la Lune comme une divinité ? Enfin, devrait-on renoncer à des pans entiers de l’industrie spatiale au nom de l’urgence écologique ? C’était tout l’objet de la conférence de l’astrophysicien Roland Lehoucq sur le thème des imaginaires à explorer autour du renoncement. Et ce sont autant d’inconnues à considérer pour construire de nouveaux récits spatiaux qui se déroulent à horizon 2075.

Pour aller plus loin :

Asgardia : première nation spatiale fondée en 2016

Spaceethics.org : groupe de réflexion sur l’éthique à échelle spatiale

Vidéo : penser les suites de l’aventure moderne, avec Bruno Latour


Décrire l’univers spatial de 2075

« Le langage ne traduit pas seulement une expérience, mais permet aussi de la façonner. »

— Lauren Ducrey, poétesse et designer d’assistants conversationnels

Le terme d’overview effect (“effet de surplomb”) a souvent été mentionné lors de la semaine pour traduire la sensation unique de contempler la Terre depuis l’espace. Pour l’astronaute et première femme européenne à être allée dans l’espace, Claudie Haigneré, il n’y a surtout pas de mot terrestre pour décrire le voyage spatial. Mettre des mots sur cette expérience sera assurément l’un des plus grands enjeux littéraires de la résidence. Mais au-delà de sa beauté hors du commun, l’exploration spatiale se caractérise également par des conditions extrêmes.

Préparer les astronautes de demain à survivre en milieu hostile, c’est justement une des nombreuses casquettes de Benjamin Pothier. Que ce soit dans le désert d’Atacama pour imaginer les conditions de vie sur Mars ou au Népal pour s’acclimater à la très haute altitude, ses expériences ont pour point commun de mettre le corps humain à l’épreuve de l’intense, de l’exceptionnel. C’est un allié de choix pour toute plume voulant décrire une aventure spatiale marquée par des menaces comme l’isolement, voire des dangers immédiats pour sa propre vie.

Les récits à horizon 2075 sont susceptibles de compter d’autres êtres que des humains. Parmi les plus probables, deux grandes figures se dégagent : les extraterrestres d’une part, et les intelligences artificielles de l’autre. Pour la poétesse et designer d’assistants conversationnels Lauren Ducrey, un enjeu phare pour les auteur·rice·s est de sortir de l’anthropomorphisme. Celle-ci invite les résident·e·s à s’affranchir des formes humanoïdes trop souvent associées à ces entités. Le film Premier Contact de Denis Villeneuve – adapté de la nouvelle L’Histoire de ta Vie de Ted Chiang – est selon elle un exemple à suivre en matière de représentation originale d’aliens dans une fiction.

Enfin, le chercheur Adrien Normier a lui aussi encouragé les auteur·rice·s à changer de prisme et d’échelle. Par exemple, et si on considérait les astronautes en mission comme des “vaisseaux habités” porteurs de toute une cargaison de micro-organismes ? Son idée provocatrice nous incite à appréhender le vol habité comme un événement de propagation de vies cellulaires et bactériennes dans l’espace. Et surtout, cela vient illustrer le besoin fondamental de repenser la vision anthropique du voyage spatial.

Pour aller plus loin :

LivreThe New Breed, How to Think About Robots, par Kate Darling

Article : « Je suis la première Africaine à être allée dans l’espace, mais je ne serai pas la dernière », interview de l’astronaute Sara Sabry par Benjamin Pothier (Usbek & Rica)

Onehome.org : site pour avoir un aperçu de l’overview effect des astronautes


Inventer de nouveaux modes de gouvernance

« Quel prix sommes-nous prêts à payer en tant que société pour continuer à être émerveillés face au lancement d’une fusée ? »

— Claudie Haigneré, astronaute et ancienne Ministre de la Recherche

L’espace est composé de nombreuses zones grises et frontières floues… sur le volet légal. Alexandre Tisserant, directeur général de Kinéis et constructeur de nano-satellites, a présenté les nombreux enjeux autour de l’industrie émergente du “new space. Celui-ci a rappelé que l’avenir de ce secteur florissant reste intrinsèquement lié à la puissance publique. Car même si des entreprises comme SpaceX, Blue Origin et Virgin Galactic se présentent comme les nouveaux fers de lance de l’exploration spatiale, ces dernières sont encore largement dépendantes des commandes et financements du gouvernement américain. Reste que les avancées du secteur privé en matière d’innovation et d’influence sur le reste de l’industrie auront des conséquences que les auteur·rice·s devront anticiper dans leurs récits.

On peut résumer les failles actuelles sur le volet régulation du spatial par un chiffre évocateur : 3660. C’est le nombre de satellites de télécommunication Starlink lancés par l’entreprise éponyme d’Elon Musk, soit la moitié d’une industrie avoisinant les 7300 satellites en orbite (source). Cela pose la question vertigineuse de la légitimité d’entrepreneurs milliardaires à utiliser l’espace non pas pour le bien commun mais pour des intérêts privés. Cet enjeu est d’autant plus crucial à l’ère de l’anthropocène. Les catastrophes climatiques qui en découlent ont déjà commencé et vont concerner progressivement l’ensemble de l’humanité. Christiane Taubira a rappelé que 2075 se situe à deux générations de notre époque. Penser un récit à cet horizon revient à imaginer le monde que nous allons léguer à celles et ceux qui nous succéderont.

Au-delà de réfléchir à ce que sera l’aventure spatiale de demain, il convient également de se poser la question de qui l’écrira. Après avoir insisté sur la très forte sélectivité des astronautes et l’importance des personnes qui les nomment, Claudie Haigneré a mis les auteur·rice·s face à un dilemme : doit-on continuer à envoyer des humains dans l’espace ? Et, alors que l’intelligence artificielle et la robotique semblent vivre leur âge d’or, les arguments ne sont pas seulement symboliques mais également… pratiques. Mais tout comme la lutte contre le réchauffement climatique, l’encadrement de l’exploration spatiale ne peut pas compter aujourd’hui sur une gouvernance mondiale. Libre aux auteur·rice·s d’en décider autrement pour les récits à horizon 2075 !

Enfin, la résidence Amazonies Spatiales est elle-même communautaire par essence. C’est une expérimentation littéraire et scientifique, mais aussi sur le volet gouvernance. D’où l’intérêt de sensibiliser les auteur·rice·s à l’écosystème Web3, qui nous invite en tant qu’internautes à repenser notre façon de créer, posséder et décider en ligne. François Polverel a partagé son expérience en tant que membre actif au sein de plusieurs projets communautaires basés sur des modes de gouvernance décentralisée. C’est le cas de Tales From The Wild, une franchise littéraire fondée sur un univers fantastique, abandonnée par ses créateurs, puis récupérée par sa communauté de fans. Aujourd’hui, celle-ci fonctionne comme une DAO (decentralized autonomous organisation) et repose sur la contribution libre de ses membres. Au-delà d’être un modèle prometteur pour inscrire Amazonies Spatiales dans la durée, ces modèles communautaires représentent des mécanismes concrets de prise de décision qui sont déjà à l’ordre du jour dans certains collectifs créatifs et militants. De quoi nourrir les récits à venir de nos résident·e·s par de nouveaux imaginaires de société émergents.

Pour aller plus loin :

Podcast : Web3, quelles opportunités pour les médias ?

Vidéo : interview d’Alain Damasio par Paloma Moritz (Blast) sur le besoin de renouveau des imaginaires

Visuels : les images impressionnantes du télescope James Webb


« Quelle que soit la direction choisie, n’oubliez pas quelques ingrédients essentiels pour vos récits : de la beauté, de la folie et de la poésie. » 

— Christiane Taubira, ancienne Garde des Sceaux

Pour finir, cette semaine d’immersion aura été fidèle à l’ADN de la résidence : foisonnante, éclectique et imprévisible. Comme l’ont si bien résumé les deux grandes figures tutélaires du projet, Claudie Haigneré et Christiane Taubira, “la seule chose qui est sûre, c’est l’incertitude”. Et de conclure que pour l’ensemble des parties prenantes de la résidence, il y aura sans aucun doute un avant et un après Amazonies Spatiales.

Un grand merci à toutes celles et ceux qui ont nourri, à leur façon et à leur échelle, les récits spatiaux à venir de l’ensemble de nos résident·e·s : 

  • Adrien Normier (chercheur en éthique du spatial)
  • Alban Guyomarc’h (coordinateur du groupe de travail Objectif Lune de l’ANRT)
  • Alexandre Tisserant (CEO de Kinéis)
  • Aline Maréchaux (architecte)
  • Andreas Hein (professeur associé en ingénierie des systèmes spatiaux)
  • Antoinette Pedron (directrice des affaires publiques régionales chez ArianeGroup)
  • Athena Cousténis (présidente du comité d’évaluation de la recherche et de l’exploration spatiale au CERES)
  • Benjamin Pothier (chercheur, photographe et artiste)
  • Brice Dellandrea (ingénieur système à l’ESA)
  • Christiane Taubira (ancienne Garde des Sceaux et écrivaine)
  • Claudie Haigneré (astronaute et ancienne Ministre de la Recherche)
  • Clément Tequi (co-fondateur de Ternoa et CEO de Capsule Corps Labs)
  • Darja Dubravcic (chercheuse en biomimétisme)
  • Elise Colin (directrice de recherche à l’Onera)
  • Eric Bertin (fondateur de Relativités)
  • Eric Monjoux (expert de l’observation de la Terre)
  • François Polverel (membre actif de la communauté Tales From The Wild)
  • Guy André Boy (ingénieur aérospatial)
  • Isabelle Duvaux-Bechon (directrice des accélérateurs de l’ESA)
  • Isabelle Sourbès-Verger (géographe et directrice de recherche au CNRS)
  • Lauren Ducrey (poétesse et designer d’assistants conversationnels)
  • Louise Fleisher (fondatrice de Spring Institute)
  • Mathieu Luinaud (consultant en stratégie spécialiste de l’Industrie spatiale)
  • Mathilde Gentil Fauçon (artiste plurimédia)
  • Matthieu Paris (ingénieur chez The Exploration Company)
  • Roland Lehoucq (astrophysicien au CEA de Saclay)
  • Sébastien Ducruix (directeur du laboratoire EM2C)
  • Sébastien Malcotti (CEO de Lay3rs)
  • Stéphanie Lizy-Destrez (professeure en ingénierie des systèmes spatiaux à l’ISAE-SUPAERO)
  • Thomas Vidal (chercheur en aérospatial et observation de la Terre)
  • Vanessa del Campo Gatell (réalisatrice)