Épisode 3 : L’être humain de demain
Elle est la première femme française et européenne à être allée dans l’espace dès 1996. Nous avons l’honneur d’accueillir Claudie Haigneré, spationaute et ancienne Ministre de la Recherche, comme pilote navigatrice d’Amazonies Spatiales et figure tutélaire du projet.
Notre coordinateur artistique Lancelot Hamelin s’est entretenu avec elle sur son parcours hors du commun et son rapport à l’imaginaire. Après une première partie sur son enfance et ses premiers voyages en fusée, une seconde sur le rêve dans l’espace, nous vous présentons le troisième et dernier volet de notre interview-fleuve. Il y est beaucoup question de prospective, avec notamment son regard et ses intuitions sur ce à quoi pourrait ressembler l’exploration spatiale à horizon 2075.
Encore merci à Lancelot Hamelin pour cet échange passionnant, ainsi qu’à Benjamin Perrin pour son travail d’édition sur le texte suivant.
Bonne lecture à vous !
LANCELOT HAMELIN : Je vois beaucoup de similitudes entre l’expérience du confinement et ce à quoi doit ressembler un voyage spatial – où l’on a bien moins d’un kilomètre de périmètre pour se balader. A l’échelle de l’humanité, nous avons vécu un moment collectif qui nous a ramenés à notre fragilité, et rappelé à quel point nous étions des “passagers”. Comment avez-vous vécu ce moment ?
CLAUDIE HAIGNERÉ : L’expérience que j’ai vécue lors de mes missions de courte durée dans l’espace relevait davantage d’un confinement choisi, et même désiré. Ce que je trouve plus intéressant, c’est la naissance de cette prise de conscience collective. Car c’est dans cette prise de hauteur, cette prise de distance vis-à-vis de notre planète qu’est née la conscience écologique. Je pense notamment aux récits autour des premières images de la planète Terre, ce fameux “pale blue dot”. Les images de la terre vue depuis l’orbite lunaire nous ont fait prendre conscience que nous sommes vulnérables – et que la maison brûle.
Avant l’apport des données spatiales quantifiées, on pouvait être dans une conscience écologique intellectuelle et émotionnelle, avec déjà un certain rapport à la nature. Mais le mouvement écologique et les actions à entreprendre se sont appuyés sur des données scientifiques recueillies grâce à la technologie spatiale. Aujourd’hui, on est en capacité de mesurer l’impact de nos actions, négatives comme positives.
L.H : Lorsque certains militants écologistes s’opposent au projet spatial dans une perspective de sauvegarde de la planète, ils s’appuient souvent sur des arguments issus de la science. C’est un paradoxe intéressant, à l’image des contradictions du monde moderne. Car si certains prônent l’abandon du projet spatial, la conscience de la catastrophe environnementale est fondée sur des données issues des satellites provenant de cette même industrie.
C.H : Quand on est au cœur de la tempête, on voit les problèmes immédiats et on cherche à réagir tout de suite. Mais pour en comprendre les tenants et les aboutissants systémiques, on a besoin d’outils scientifiques. Ce sont les photos de 1968 prises par Apollo 8 – le premier vol habité à quitter l’orbite terrestre – qui nous ont permis de penser global. Rappelons que le rapport Meadows, sur les limites de la croissance, a été produit par des scientifiques du MIT en 1972, juste après ce premier vol habité.
L.H : Cette question de la vulnérabilité renvoie au problème de l’accessibilité des vols spatiaux de demain. Aujourd’hui, l’espace public doit faire place aux personnes souffrant de handicaps. Peut-on imaginer qu’un jour, des personnes dans cette situation pourront mettre leurs compétences au service du rêve spatial – quand bien même elles ne rempliraient pas les critères d’aptitude physique requis ?
C.H : Il s’avère que l’Agence spatiale européenne (ESA) vient de faire une sélection pour la nouvelle génération d’astronautes. Et cela a donné lieu à une première dans sa sélection, avec la nomination de John McFall, premier “parastronaute”. Celui-ci part d’ailleurs à l’entraînement dans un mois. À noter que les handicaps considérés pour la sélection ne pouvaient concerner que les membres inférieurs. Car dans l’espace, on a surtout besoin des mains et des yeux – bien plus que des pieds.
Cette approche inclusive du handicap permettra également de soulever des questions de procédures de sécurité et de recherche scientifique, mais aussi des implications technologiques voire psychologiques quant aux capacités de résilience des astronautes face à des obstacles majeurs. Cela fait donc partie des problématiques centrales de l’ESA aujourd’hui.
Pour vous donner un exemple concret : lors d’une évacuation d’urgence de la station spatiale, le moindre accroc peut être catastrophique. Cette sélection d’un parastronaute fera avancer l’ESA sur le volet sécurité. Cela l’aidera à revoir certains réajustements dans ses protocoles de crise, de façon à mieux affronter de nouveaux imprévus.
L.H : Pendant la pandémie, je me souviens d’un conseil donné : tenir un “journal de ses émotions”, comme le font les astronautes. De votre côté, en avez-vous tenu un lors de vos voyages spatiaux ?
C.H : Je ne suis pas sûre que chaque astronaute en tienne un, mais ça mériterait d’être le cas. On vit tellement de moments d’étonnement et d’émerveillement qui justifient cette pratique. On a envie de noter tout ce qu’on découvre : ces visions de la terre et de l’espace, cette redécouverte des capacités de son corps, ou du comportement de certains éléments comme les liquides – notamment quand on les mélange Il y a plein d’instants fugitifs qu’on a envie de coucher sur le papier : des moments à propos de choses qu’on ne peut pas photographier mais qu’on ne veut pas oublier… De mon côté, je m’enregistrais avec un magnéto à cassettes – que j’ai fini par confier à Radio France pour en faire une émission.
Ce dont je me souviens en particulier, c’est la difficulté à nommer certaines choses, certaines sensations, comme s’il n’y avait pas de mots terrestres pour les décrire. C’est d’ailleurs un problème commun à de nombreux astronautes. Car une fois de retour sur terre, on peut avoir du mal à raconter ce qu’on a pu ressentir là-haut. Il est difficile de trouver les mots à la hauteur de cette expérience qu’on a vécue.
L.H : Le langage humain serait donc encore trop terrestre… Un langage spatial ne demande qu’à être inventé, comme on a forgé le langage de la terre pour dire les Travaux et les jours, Les Métamorphoses, la Guerre, L’Odyssée, et puis les sentiments, les perceptions, les passions, la madeleine… Avec la suite du récit spatial à écrire, un nouveau champ de réalité s’offre à nous, comme une zone inconnue aux explorateurs du langage.
C.H : Je reconnais que l’approche et l’esprit des scientifiques et ingénieurs – à savoir les personnes qui réalisent les vols spatiaux aujourd’hui – gagneraient à être complétés par d’autres types de pensées. Impliquer des personnes issues de la philosophie, du cinéma, des arts plastiques, de la culture au sens large contribuerait beaucoup à pallier ce déficit de langage.
L.H : Notamment avec cette approche si particulière de l’attention au monde extérieur que constitue la poésie…
C.H : Oui, on a plus que jamais besoin de créer de nouveaux liens entre ce qu’on regarde, ce qu’on fait, ce qu’on observe, ce qu’on pense. Sans cela, ces connexions sont vouées à se dissoudre si on n’y fait pas attention. D’où l’importance de forger des outils pour garder cette trace de l’exceptionnel qui, très vite, peut être diluée dans les problématiques du quotidien.
L.H : Au début de la pandémie, la science a été l’objet de doutes, de remises en question… avant de regagner sa position prédominante dans notre vision du monde suite à la création rapide d’un vaccin. Et si on pouvait espérer un renforcement des solidarités suite à ce moment historique commun, la sortie de l’urgence sanitaire a davantage été marquée par un renouveau des rivalités entre les puissances nationales, avec notamment un retour de guerres très archaïques. Qui aurait pu prévoir ces enchaînements de circonstances ? Cela m’amène à la question de la prospective, qui occupe une place centrale dans le projet Amazonies Spatiales. Les auteurs sélectionnés pour la résidence devront ancrer leurs récits spatiaux en 2075. Quels sont selon vous les éléments majeurs à prendre en compte dans cet horizon temporel ?
C.H : Déjà, il y a un premier point que je trouve intéressant : c’est de se demander si on va découvrir d’autres formes de vie. Et je ne peux pas m’empêcher de penser au moment où on découvrirait la réalité des multivers.
L.H : Ce sont des choses auxquelles vous croyez ?
C.H : Disons que je me pose la question. Ce sont d’ailleurs des interrogations centrales dans le quotidien de nombreux scientifiques. Les exobiologistes se posent la question de la vie, et un certain nombre de physiciens étudient l’existence possible de multivers. Autres points importants : imaginons qu’en 2075 on parvienne à maîtriser la fusion nucléaire, ou encore l’énergie du cœur des étoiles. Ça changerait toutes nos problématiques environnementales. Et si l’on parvient à l’intelligence artificielle générale, comment définirons-nous un être humain en 2075 ? Les avancées en termes de modification génétique soulèvent elles aussi de nombreuses questions éthiques : jusqu’où sommes-nous prêts à aller dans l’évolution de notre espèce ?
L.H : Ces interrogations essentielles, cette idée du “journal des émotions” m’évoquent Le Livre de l’Intranquillité, du poète portugais Fernando Pessoa. De votre côté, qu’est-ce qui vous rend intranquille au sujet du rêve spatial, de la planète, de l’humanité ?
C.H : Je suis plus préoccupée par le sort de l’humanité que par celui de notre planète, qui nous survivra. Je suis intranquille à l’idée que notre espèce ne réussisse plus à faire humanité, ne parvienne plus à respecter le bien commun et les sensibilités de chacun. Je suis intranquille à l’idée que nos rapports avec les mondes virtuels nous amènent à perdre les liens avec les autres humains.
Le deuxième point qui m’inquiète, c’est de perdre notre capacité à rêver l’avenir. Car notre futur n’est pas uniquement lié à la question environnementale, mais aussi à la croyance en notre espèce et ses capacités.
Cela s’inscrit dans notre rapport à la nature et à la biodiversité, qui font bien sûr partie des réflexions actuelles sur l’impact environnemental de nos actions. On ne le répète pas assez, mais à mes yeux c’est aussi l’humanité qui est en jeu. Nous faisons partie de cet “environnement”, que l’on peut élargir au vivant, au planétaire, au cosmos. L’humanité est l’équipage – plus ou moins solidaire – de ce vaisseau spatial qu’est notre planète Terre, pour reprendre les mot du penseur Kenneth Boulding.
C’est ce qui me plaît dans ce projet d’Amazonies Spatiales. Pour moi, l’Amazonie est un lieu de regards, entre cette forêt qui impose le respect d’une part, et le scandale des déforestations de l’autre. Mais comment retrouver l’équilibre par rapport à nos actions ? Au-delà du sujet environnemental, il y a évidemment la question coloniale qui fait partie intégrante de la problématique. D’autant que la base spatiale européenne se situe à Kourou en Guyane, au cœur de l’Amazonie. Enfin, il y a cette invitation à un long voyage dans l’espace et le temps, où l’on a envie de se perdre – pourquoi pas en faisant un détour par la lune si les auteurs le décident.
Ça me fait penser à cette histoire que m’a racontée mon mari, Jean-Pierre Haigneré, lui aussi astronaute, lorsqu’il a rencontré un sage Dogon, au Mali. Quand il lui a dit qu’il était allé dans le cosmos, le Sage s’est mis en colère et lui a dit : « Là où vous êtes allé, ce n’est pas le cosmos : le cosmos, c’est là où habitent les esprits ancestraux ». S’en est suivi une conversation très animée sur les différentes interprétations autour de ce terme de cosmos.
L.H : Je vous propose de finir sur ces paroles de Sages. Un grand merci à vous Claudie Haigneré pour cette dense et riche conversation. C’est un honneur de vous compter parmi nous dans le vaisseau Amazonies Spatiales. De la part de tout l’équipage au complet, je peux vous dire que nous avons hâte d’explorer tous ces nouveaux imaginaires à vos côtés.